J’AI PEU PARLE de Lima, et pourtant j’y ai séjourné cinq fois au gré de mes errances péruviennes.
J’y suis arrivée fin juin, saisie par le froid et l’humidité, écrasée par un ciel épais et gris, presque autant que mes états d’âme, la gorge et le nez irrités par les gaz d’échappement des véhicules liméniens qui ignorent le contrôle technique. La bullía limeña, c’est le bordel.
Je suis arrivée de nuit. Miguel m’attendait et nous avons tout de suite sauté dans la voiture, il ne fait pas bon s’attarder à l’aéroport. L’émotion des retrouvailles tant attendues, celle de fouler pour la première fois le sol de ma patrie d’adoption, ajoutées à la fatigue physique et morale d’un mois d’insomnie et de travail intensif me laissent des souvenirs étranges de cette première soirée liménienne. Je me rappelle les enseignes lumineuses clignotantes et l’agitation des avenues en entrant dans Lima, de la fraîcheur du bord de mer dans ce parc de Miraflores où il faisait tellement nuit qu’on ne distinguait presque pas l’océan, de la glace à la guanábana et à la maca con miel en surveillant du coin de l’œil la voiture avec mes valises, de l’impressionnante Huaca, de l’arrivée chez Chela où Hildy et les filles nous attendaient, de la collation d’Epoisse et de Chablis pour célébrer l’arrivée, de la plongée dans un sommeil agité, frigorifiée par l’humidité…
Je suis restée plus longtemps que prévu à Lima au début, car Ayacucho était en grève et les moyens de transport bloqués. Un peu de temps pour se reposer, donc, et explorer un peu la capitale, dont je ne percevais pas alors l’immensité.
Mes souvenirs de cette première semaine sont eux aussi plongés dans la garrúa, j’étais tellement fatiguée… Hildy et Miguel m’initient au choix des taxis, des bureaux de change, aux déplacements en combi, à la prudence en traversant la rue, à prendre quelques repères, à la chicha morada, à la papa à la huancaina, à la palta rellena, au pollo a la brasa.
Le second soir, Hildy et Chela m’emmènent au concert de la Sarita, fameux groupe de rock péruvien, dans le non moins fameux bar La Noche, à Barranco, haut lieu du Lima by night. Le chanteur est déchaîné et fait des bonds spectaculaires. J’étais fascinée par sa façon de bouger. Leur rock intègre aussi des instruments traditionnels : on a vu débarquer sur scène violoniste, harpiste et danzante de tijeras (cf. article sur les danses et masques, qui arrivera dans les prochains jours), bel exemple d’un métissage qui ne va pas de soi dans ce pays, j’ai pu m’en rendre compte par la suite.
Un autre soir, nous sommes allés voir Sin Título, les dernier spectacle des Yuyachkani. Miguel me l’avait promis, depuis ces temps lointains où nous parlions de Teresa Ralli et d’Antigona, et j’attendais cela avec impatience… Je n’ai pas été déçue. Mais je n’y reviens pas, je l’ai déjà raconté au tout début. Ou plutôt, j’y reviendrai. Plus tard. Je ferai sûrement un stage là-bas un de ces quatre.
De Lima, mon guide préféré m’a fait découvrir Lima Centro, Barranco, Rímac, el Agustino. Moi j’avais l’impression que tout était loin. On ne peut rien faire à pied, il faut toujours prendre combis ou taxis… J’ai découvert plus tard qu’en fait on était restés dans le centre ! Lima est une ville horizontale, il n’y a presque pas d’immeubles mais des étendues de maisons à un ou deux étages. D’où la superficie.
Dans Lima Centro, le Jirón de la Unión, principale artère piétonne de la capitale, relie la Plaza San Martin (avec, sur le socle de la statue équestre du libérateur, la fameuse statue couronnée… d’un lama : le chef de travaux hispano avait commandé « una llama » sur la tête de la statue qui symbolise la liberté ; pour un Espagnol, c’est clair, c’est « une flamme » ; oui mais au Pérou, llama c’est aussi notre bon vieux lama, cracheur ou pas, et c’est ainsi que les artisans l’ont compris ; donc, définitivement, au Pérou, la liberté porte un lama sur la tête) à la Plaza de Armas, bordée d’édifices néo-coloniaux aux murs d’un jaune intense et aux balcons de bois noir. La cathédrale en impose certes, mais semble presque petite à côté du Palais présidentiel. Une jolie Place d’Armes, comme seule l’Amérique latine sait en faire. Ne manque que le soleil, dans la brumeuse Lima. Les liméniens disent que tout ce qui passe par le Jirón de la Unión fait le Pérou. C’est peu être un peu réducteur… ça reviendrait à dire que tout ce qui passe par Les Halles fait la France. Mais il est vrai que la foule dense et hétéroclite des cholos qu’on croise dans cette rue offre un panel assez représentatif des visages qu’on peut croiser dans le pays. Sachez que si vous chercher un pierceur, vous trouverez votre affaire dans ce secteur. Je crois que je n’ai jamais vu autant de perforés de ma vie.
En traversant le fleuve ( ??? … il y a bien un pont… mais le fleuve était à sec, c’est l’hiver), on arrive dans le quartier Rímac, du nom du fleuve (Rímac en quechua signifie « qui parle », car il paraît que lorsque le fleuve est en eaux, il fait bruyamment rouler les pierres). C’est l’ancien quartier chic de Lima. Aujourd’hui, il est presque plus facile d’imaginer le lustre qu’il a eu jusque dans les années 50 en écoutant les chansons de Chabuca Granda qu’en s’y rendant pour de vrai… Et pourtant si, les murs noircis et délabrés laissent deviner les couleurs vives, et on peut imaginer que de gracieuses coquettes épient les passants, en riant derrière leurs jalousies de bois. Aujourd’hui, Rímac est bien pauvre, et mal famé. On dirait La Havane, avec ces anciennes demeures splendides aujourd’hui compartimentées en petits appartements insalubres où cohabitent plusieurs familles, avec des tripotées d’enfants dans les escaliers. Mais on a traversé le quartier en chantonnant cette jolie chanson, symbole de la Lima du temps jadis, cela le transfigure…
Déjame que te cuente, Limeña,
Déjame que te diga la gloria
Del ensueño que evoca la memoria,
Del viejo puente, del río y de la Alameda.
Déjame que te cuente, Limeña,
Ahora que aún perfume el recuerdo,
Ahora que aún se mecen en un sueño
El viejo puente, el río y la Alameda.
Jazmines en el pelo y rosas en la cara,
Airosa caminaba
La Flor de Canela
Derramaba lisura y a su paso dejaba
Aromas de mixtura Que en el pecho llevaba. Del puente a la Alameda
A menudo bien la lleva
Por la vereda que se estremece
Al ritmo de su cadera
Recogía la risa de la brisa del río
Y al viento la lanzaba
Del puente a la Alameda.
Déjame que te cuente Limeño Ay deja que te diga,
Moreno, mi pensamiento.
A ver si así despiertas del sueño
Del sueño que entretiene
Moreno, tu sentimiento
Aspira de la lisura
Que da la Flor de Canela
Adornala con jazmines
Matizando su hermosura
Alfombra del nuevo puente a la Alameda
Que el rio acompasara
Su paso por la vereda
Y recuerda que...
Jazmines en el pelo etc...
Et nous sommes arrivés sur la fameuse Alameda, cette promenade plantée par Pizarro pour sa maîtresse métisse (je ne me souviens plus du nom de la belle). Pour que cette dernière puisse assister aux corridas où sa présence était interdite, le conquistador avait fait construire une tour à sa maison. Je ne sais plus comment cette histoire a fini. Tragiquement, je suppose…
Autre quartier pour lequel j’ai une affection particulière, Barranco. Pas étonnant, c’est fait pour. Pour vous faire une idée, si el Jirón de la Unión c’est Les Halles, Barranco, ce serait plutôt Montmartre. J’y étais venue de nuit pour le concert de la Sarita. Au coucher du soleil c’est encore mieux. J’aurais aimé retourner y flâner avant de repartir, je n’ai pas eu le temps. La prochaine fois. Des maisons de couleur, en bois ( ??? du moins dans mon souvenir), avec balcons, escaliers, étagées à flanc de colline, le long de ruelles qui descendent vers l’océan. Un peu de vent, l’air plus agréable que dans le centre. Traversant el Puente de los Suspiros (il y a un truc à faire avec ce pont « des soupirs » pour que les vœux se réalisent, mais j’ai oublié quoi… pas étonnant…), nous sommes allés en pèlerinage auprès de la statue de Chabuca Grande, qui a vécu dans le quartier. Miguel m’a fait prendre en photo toutes les maisons du quartier car il ne se souvenait plus dans laquelle elle avait vécu… tout ça pour apprendre finalement que c’était la grand-mère de Chabuca Grande qui habitait là ! (heureusement, la chanteuse y venait quand même en vacances régulièrement… sinon je virais mon guide, eh ho, faut pas me raconter n’importe quoi, non mais !).
Au bout de quelques jours j’ai fait mes premières sorties autonomes pour aller visiter les musées de Pueblo Libre, le quartier de Chela : Museo Larco et Museo Arqueológico. Le Museo Larco est célèbre pour ses céramiques érotiques (c’est fou tout ce qu’on peut faire sur une jarre à chicha !) mais ce le plus impressionnant, ce sont les enfilades d’étagères du magasin qui, chose exceptionnelle dans un musée, est accessible au public. On y voit des milliers et des milliers de céramiques qui ne sont pas exposées dans les vitrines, toutes plus belles les unes que les autres, dans un état de conservation surprenant.
Le Museo Arquelógico est une splendeur. L’édifice lui-même est un beau palais colonial, envahi de cohortes d’écoliers venus illustrer leurs cours d’histoire. A l’intérieur le parcours permet de se repérer dans la complexe histoire du Pérou : Chimu, Moche, Huari, Inca, Paracas… à cette époque-là je mélangeais vraiment tout. Pour les petits péruviens cela doit être un véritable casse-tête. A côté, nos dynasties médiévales, c’est du pipeau. C’est là, parmi les tissages, les momies, les poteries, les bijoux, que j’ai retrouvé la statue de l’Homme à l’Oreille cassée que je vous avais présentée il y a quelques semaines.
Plus tard dans mon séjour, j’ai pu visiter San Pedro, la grande église jésuite, qui leur a été confisquée lorsque l’ordre a disparu, et dont la jouissance leur a à nouveau été octroyée. J’ai eu la chance d’y entrer avec un jez (merci Oscar !), donc on a eu accès même aux parties interdites (vous vous doutez bien que c’est les plus intéressantes, bien sûr). San Pedro est d’un baroque relativement sobre, peu doré.
Une splendeur, ce que j’ai vu de plus beau à Lima, je crois : le couvent San Francisco. Les franciscains ont apporté là ce qu’on trouve de plus beau en Espagne : patio, azulejos, boiseries. Il faut voir la bibliothèque, et les arabesques de cette sublime voûte en bois dans l’escalier principal. Dans les souterrains on peut visiter les catacombes. Le conservateur des lieux a visiblement des crises de maniaquerie légèrement macabre : tous les ossements y sont classés par nature et par taille. On a ainsi des casiers remplis de crânes, d’autres pleins de fémurs, d’autres de métacarpes… Dans une des pièces, il y a même une sorte de rosace faite entièrement avec des crânes humains. Je n’ai pas pris de photo. Paix à leur âme.
Autre endroit sympa pour les amateurs de frissons : le Musée de l’Inquisition. Vous y trouverez en grandeur nature la reproduction des charmants supplices inventés pour lutter contre la sorcellerie sur le continent.
Lima n’est pas si laide qu’on se plaît à le dire. C’est le manque de soleil qui la rend triste. Mais dès qu’il fait nuit, on se croirait en été !