Le Mexique revendique d'abord la stèle d'une reine maya - Dame Pied d'Alligator, mère nourricière à Pomoy (vers 600-800 ap. J.-C.), acquise par Dora Janssen à la galerie Mermoz, à Paris - qui serait issue d'un site de fouilles clandestines du Chiapas. Les membres de la commission belge de la dation et le Musée du Cinquantenaire ont formulé des réserves sur cet objet. Le Mexique réclame aussi le splendide profil (en stuc) d'un roi maya de Palenque - il pourrait s'agir d'un portrait de K'inich Kan Balam II, 684-702 -, qui d'ailleurs orne la couverture du catalogue de l'exposition de Bruxelles. Mais aussi un ensemble d'orfèvrerie mixtèque-zapotèque-nahua, colliers et ornements en or (vers 1450), comparables aux pièces exhumées dans des tombes de Monte Alban, sur les hautes terres mexicaines.
La Colombie risque à son tour d'emboîter le pas et de réclamer quelques-unes des pièces en or qui sont le coeur de la collection Janssen. "Cela ferait partie de la politique gouvernementale, qui vise à récupérer le patrimoine national", souligne l'attachée culturelle de l'ambassade à Bruxelles. La Colombie comme le Mexique n'ignorent pourtant pas que la Belgique n'a jamais ratifié la Convention de l'Unesco (1970) qui réglemente de manière drastique la circulation des objets d'art, pas plus que celle d'Unidroit (1995), encore plus contraignante. Légalement, la Belgique peut donc refuser toute demande visant à récupérer des oeuvres précolombiennes.
De son côté, Dora Janssen réplique qu'elle a acheté l'ensemble de sa collection - hormis des bijoux colombiens - chez des marchands d'art ayant pignon sur rue ou dans des grandes salles de vente comme Sotheby's ou Christie's. "Jamais dans les pays d'origine", précise-t-elle. Et elle ajoute : "Je n'ai jamais exposé un objet sur lequel on pouvait avoir un doute."
Le fait est que les gouvernements latino-américains interviennent de plus en plus fréquemment pour demander la restitution d'objets mis en vente dans les pays occidentaux. Pour eux, ces pièces font partie de leur patrimoine national.
Les pays les plus actifs, outre le Mexique et la Colombie, sont le Pérou et l'Equateur. En décembre 2003, l'Equateur bloquait les ventes publiques d'art précolombien organisées par trois firmes parisiennes, Artcurial, Christie's Paris et Tajan, alors que les lots ne comportaient aucun objet phare et que la valeur des pièces était plutôt modeste. Pourtant, dans les trois cas, il y a eu des saisies conservatoires - le jugement définitif n'a toujours pas été rendu. Un an plus tard, à la demande de la Colombie, une pince à épiler en or de la période Calima (200-400 ap. J.-C.), estimée de 8 000 à 12 000 euros, qui proviendrait du site El Bolo, au sud du pays, était saisie chez Christie's par l'Office central de la lutte contre le trafic des biens culturels (OCBC), qui agissait à la demande de la justice colombienne.
Du coup, la firme anglo-saxonne a replié à New York ses ventes précolombiennes. Cela n'a pas empêché la Colombie de perturber, en mai 2006, la dispersion d'objets précolombiens en or, chez Sotheby's à New York. La vente a eu lieu, mais les pièces sont gelées : le tribunal américain attend que Bogota apporte la preuve que les objets réclamés sont bien sortis de ce pays après la date de la Convention de l'Unesco.
"Nous sommes obligés de faire très attention, indique Jacques Blazy, expert en art précolombien. Déjà, nous sommes obligés de tenir des livres de police où sont indiqués les origines et les prix des objets que nous vendons. Mais la pression des ambassades nous rend encore plus prudents. Leurs démarches systématiques ont un résultat : les acheteurs échaudés se détournent de ces ventes. Même si les actions intentées par les ambassades n'aboutissent pas en fin de compte, elles jettent une suspicion sur le marché."
Certaines ventes se passent cependant sans problème. Ainsi, la dispersion de la très importante collection suisse de Gérard Gaeger, effectuée en mars 2005 à Paris par Me Binoche, n'a pas été pas perturbée. Pourtant, dans cette vente qui a totalisé 6,5 millions d'euros, on a vu passer des pièces remarquables, comme la statue Cucara du Pérou (partie à 980 000 euros) ou le masque en albâtre de Téotihuacan (Mexique), enlevé à 450 000 euros. Il est vrai que les objets proposés étaient très référencés, la provenance et les dates d'achat des pièces soigneusement notées dans le catalogue, que l'OCBC conseille d'envoyer aux ambassades avant la vente. En juin 2006, une autre vente d'art précolombien, effectuée, là encore, par Me Binoche, s'est déroulée sans incident.
Cela n'empêche pas les acheteurs privés, mais aussi les institutions, de s'entourer de précautions. Ainsi, le collectionneur suisse Jean-Paul Barbier a voulu offrir au Musée du quai Branly un vase amazonien (culture de l'île de Marajo, 400-1400 ap. J.-C.) exposé au Grand Palais en 2005. Le musée a demandé l'autorisation du Brésil. Celui-ci, au courant de l'opération, à laquelle il n'avait pas trouvé à redire, a refusé un acquiescement officiel et, du coup, le Quai Branly a décliné le don. Aujourd'hui, le même musée, tenté par l'achat d'une très belle massue-épieu ornée de trois têtes de jaguar (civilisation mochica, Pérou, vers 550 ap. J.-C.), exposée dans la galerie parisienne de Johann Levy, serait près de renoncer afin d'éviter un contentieux avec le Pérou.
Pourquoi ce regain de tension sur le marché de l'art précolombien ? Il est d'abord lié à la personnalité des ambassadeurs, plus ou moins pugnaces. Tel diplomate péruvien, longtemps en poste à Paris et lui-même collectionneur, n'a jamais fait de démarches coercitives. Ensuite, l'installation des grandes maisons de vente anglo-saxonnes à Paris, avec leurs grosses machines à communiquer et la flambée du marché de l'art, a sûrement été un déclic pour beaucoup de pays latino-américains. "Il y a aussi une exaspération du sentiment national, estime Jacques Blazy. Ces pièces archéologiques sont le support d'une identité nationale dont l'ancienneté est brandie face à l'arrogance des prédateurs occidentaux, notamment nord-américains."
Il est vrai aussi que les pillages sont toujours d'actualité. En août, à Londres, une coiffe en or élaborée à l'époque de la civilisation mochica (Pérou) était saisie par la police au domicile d'un avocat londonien. L'objet, qui a vraisemblablement été dérobé sur le site archéologique de la vallée de Jequetepeque (nord du Pérou) en 1988, est considéré par Walter Alva, le directeur des tombes royales du musée péruvien de Sipan, comme "un objet archéologique de la plus grande importance historique et esthétique", M. Alva précisant qu'"aucun ornement d'une qualité semblable ne peut être trouvé dans un musée péruvien".